10 mai, journée nationale de la mémoire de l’esclavage
Depuis 2006, le 10 mai est la « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition ». Au-delà du symbole, cette journée possède un sens mémoriel, et – oserais-je dire – juridique très important, puisqu’elle incarne la décision française de faire de l’esclavage un « crime contre l’humanité » : c’est le 10 mai 2001, en effet, que le Parlement français adopta à l’unanimité, en dernière lecture au Sénat, la loi qui fit de ce crime le crime des crimes. Mais le 10 mai, c’est aussi la Proclamation de Louis Delgrès de 1802, dans la région de Basse-Terre dont il était chef d’arrondissement, lorsque – pour résister contre les troupes consulaires rétablissant l’esclavage sur ordre de Bonaparte – fut envoyé « à l’univers entier, le dernier cri de l’innocence et du désespoir. » La Journée veut ainsi honorer les innombrables souffrances, et dire un passé dont on ne saura jamais assez le nom, après l’avoir tant tu. Les mots prononcés par François Hollande vendredi après-midi, dans l’enceinte du jardin du Luxembourg, à Paris, ont résonné d’une intense profondeur, d’un esprit de commémoration très puissant, en présence du Président du Sénat, Jean-Pierre Bel, du Ministre de la culture, Aurélie Filippetti, et du Ministre des outre-mer, Victorin Lurel.
L’objectif de cette journée n’est pas neutre : la France, actrice de la traite et de l’esclavage, met des mots sur son passé, et accepte ainsi son histoire, ses ombres et les périls qui continuent de peser sur elle. Telle était l’ambition du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, qui eut pour mission, à partir de 2004, de rédiger un rapport sur cette mémoire et de choisir une date pour l’honorer. La date du 10 mai, répétons-le, est lourde de sens : la Proclamation de Delgrès résonne aujourd’hui avec une vigueur étonnante. Les mots de ce chef de résistance, trahi par les idéaux révolutionnaires auxquels il croyait tant, dénoncent avec grandeur l’injustice d’une politique où la liberté est prise à ceux qui ont lutté pour elle. Ce texte court, très rhétorique, mais non moins habité, est prononcé sous l’égide « des lumières et de la philosophie », et crie l’ « innocence et (le) malheur » des « infortunés qu’on veut anéantir ». Et d’emblée, il souligne les perversions du protectorat promis par le général Richepance (envoyé avec ses troupes consulaires par le Premier Consul) et sa « proclamation », « dont les expressions sont si bien mesurées, que, lors même qu’il promet protection, il pourrait nous donner la mort, sans s’écarter des termes dont il se sert ». Le racisme est aussi une affaire de mots : les mal dire, les ignorer, c’est aussi mener, comme François Hollande l’a rappelé dans son discours, à l’expression « bien meuble » pour nommer les esclaves. C’est aujourd’hui peut-être la plus grande vigilance requise : les mots ne tuent pas tout de suite, mais à promettre le malheur, ils tueront plus tard.
La liberté est dans les mots. Ceux que François Hollande a prononcés étaient à l’évidence à la hauteur, lui qui a notamment évoqué avec force la figure de Delgrès et de tous ceux qui résistèrent au martyr avec le plus grand des courages. Car la question est ici celle des principes. Delgrès voyait ces principes dans la Révolution, autour du concept de « liberté ». Apostrophant Bonaparte, il s’écrit : « Et vous, Premier Consul de la République, vous guerrier philosophe de qui nous attendions la justice qui nous était due, pourquoi faut-il que nous ayons à déplorer notre éloignement du foyer d’où partent les conceptions sublimes que vous nous avez fait si souvent admirer ! » Ce foyer, c’est la Révolution. Les conceptions sont celles qui gravitent autour de la liberté. Car si la France reconnaît aujourd’hui son implication dans la traite et l’esclavage, si, par la voix de son Président, elle fait mémoire, et se recueille auprès de monuments anciens ou récemment construits, ce n’est pas seulement pour battre sa coulpe, mais c’est surtout pour garder présent à l’esprit combien elle participa à une tragédie qui était pourtant si éloignée de ses principes.
François Hollande a martelé cela avec force dans son discours de vendredi. En effet, loin de réduire ce travail de mémoire à la seule contrition, il a souligné combien il permettait à la République de se ressaisir, et de prendre ses valeurs à bras le corps, dans leur vérité et leur droiture. Il a affirmé en effet : le 10 mai est célébré « au nom de la République, car la République est née avec le combat contre l’esclavage ; car la République c’est l’abolition. » François Hollande sait-il qu’en prononçant ses phrases, il est en tout point fidèle à la Proclamation de Delgrès ? Faire mémoire, ce n’est pas se dénigrer, ou se haïr, mais c’est retrouver les principes essentiels qui fondent le vivre ensemble : c’est se tourner vers la douleur pour faire naître l’espoir. Delgrès concluait sa Proclamation en ces termes : « Et toi, Postérité ! accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits. » La postérité, c’est nous, ce sont les larmes que nous versons, qui nourrissent coins et recoins d’une mémoire tournée vers l’avenir, une mémoire qui donne la force de lutter contre ces mots qui résonnent encore et rongent la République de l’intérieur : les mots du racisme, qui entraînent les actes racistes, et les pires injustices. François Hollande a ainsi souligné : « Le racisme est toujours là. Il n’est pas mort. Il prend d’autres formes, d’autres visages. » La République est cette lutte, et cet espoir.
Avant de faire la litanie des lieux de mémoire récemment construits ou en construction, François Hollande a prononcé cette phrase magnifique : « Le souvenir requiert un travail et je tiens à saluer les artisans de la mémoire. » Les « larmes de la Postérité » qu’espérait Delgrès sont aussi dans ce travail, l’artisanat de ceux qui érigent, qui célèbrent, qui construisent les lieux de l’évocation et du silence. C’est aussi là le travail de la vigilance, ce labeur de tous les jours, qui nous prémunit du retour du racisme et de ses tentations. L’exemple de Delgrès, qu’aucun musée ne suffirait à accueillir, est bien vivant. Il vit dans ce travail quotidien, cette vigilance qui doit être celle de tous les citoyens. Bravo à François Hollande de l’avoir rendu plus vivant encore !