Discours au président de Géorgie Sakhashvili
Je suis, parmi l’illustre compagnie qui m’entoure, la plus inexpérimentée, et sans doute mes propos d’aujourd’hui vont-ils paraître bien naïfs à beaucoup. Mais j’assume cette naïveté, et mes camarades de débat sauront j’en suis sûr la corriger !
J’aimerais, en guise d’introduction à mon propos, évoquer une récente et importante actualité liée aux élections présidentielles en France. François Hollande a choisi, en composant son gouvernement, d’appliquer une parité parfaite, arithmétique : 17 femmes, 17 hommes. Cette rigidité peut susciter deux réactions : une qui considère d’abord que la parité hommes/femmes est enfin réalisée, qu’après le déplorable épisode des « jupettes » nous assistons enfin à une parité réaliste, une parité qui met les femmes en nombre et aux postes importants, une parité qui s’appuie sur la compétence, l’envergure et le pouvoir. Mais une autre réaction peut demander dans quelle mesure il est pertinent de promouvoir cette parité en pariant sur la seule arithmétique? N’y a-t-il pas alors toujours un soupçon sur la compétence, soupçon le plus souvent infondé – mais comment le reprocher si le seul quota vient légitimer la présence de telle ou telle femme au pouvoir ? Ce choix de la parité, qui n’est possible dans cette forme qu’au niveau de la formation d’une équipe (et pas au niveau électoral), pose le problème de la discrimination positive. Je ne vais pas ici examiner dogmatiquement ce problème quasi insoluble ; mais je vais essayer de vous faire part de mon expérience, de mes aspirations, de mon ressenti sur cette question. Ressenti européen d’une Européenne acharnée. Car le problème doit pour nous être posé en des termes européens.
La situation européenne est problématique dans son ensemble. 64,3 % des femmes travaillent (32% seulement des femmes de 55-65 ans), et parmi elles, 31,4 % à temps partiel (contre 8,3 % des hommes actifs). Il faut diminuer ces chiffres dans le cas de l’arrivée des enfants, ce qui vaut exclusivement pour les femmes. Il faut noter 8, 9 % de chômage (contre 7,8 pour les hommes). Toujours au niveau européen, en 2009, les femmes gagnaient 17,5 % de moins que les hommes, etce chiffre semble avoir augmenté entre 2006 et 2011. Pour ce qui est de l’accès aux responsabilités, la situation n’est pas moins inquiétante : en 2008, 32,3 % des cadres de direction et dirigeants d’entreprises privées sont des femmes dans l’UE, et seulement 11% de femmes sont membres de Conseil d’administration ou de surveillance. Cela pour le travail des femmes.
Leur situation politique est identique : toujours en Europe, en 2011, on trouvait 23,9 % des femmes dans les chambres basses ou uniques des pays de l’union. Dans les gouvernements, 26,1 % des femmes appartiennent aux gouvernements européens. Et au cœur de la Commission européenne, on ne compte que 33,3 % de femmes pour le mandat 2009-2014.
Qui songerait à nier ces faits ? qui ne serait pas rationnellement habité par la conviction qu’il faut faire mieux, beaucoup mieux ? La parité en tant que fait est une absolue nécessité, et doit être inlassablement promue par tous les leaders d’opinion, les décideurs. Les transformations sociales ont influé directement sur le rôle des femmes, sur leur poids social. Le mouvement d’après-guerre, pour ne pas remonter trop haut, a vu l’émancipation politique et sociale des femmes véritablement se déployer. Au sein de l’Institut européen où je travaille, inspiré par la haute autorité de Robert Schuman, je n’oublie pas que c’est ce même Robert Schuman qui fut le premier à nommer en son gouvernement la première femme ministre, Germaine Poinso-Chapuis : son parcours représente l’un des tous premiers grands espoirs pour les femmes de jouer un rôle important dans la vie publique de leur pays. Née en 1901, docteure en droit romain, puis avocate à Marseille, femme engagée, démocrate chrétienne, c’est naturellement, dans la droite ligne de cet engagement éminemment humaniste, qu’elle entre dans la Résistance,au sein du Mouvement de Libération Nationale. C’est par Gaston Defferre, qui fut comme chacun sait un très grand Résistant, qu’elle joignit le Mouvement. Elle joua un rôle départemental à la Libération, mais devint très vite un symbole marseillais, symbole de courage, symbole de force, symbole de conviction,symbole du rôle des femmes dans la Résistance. Elle fit par la suite carrière dans la députation, et fut nommée Ministre de la Santé publique et de la Population dans le premier gouvernement Schuman qu’elle occupera entre 1947 et 1948 (nous sommes alors sous la IVème République). Santé publique, protection de l’enfance, mais aussi ravages de l’alcoolisme, constructions d’hôpitaux, défense des handicapés, et (décret pour lequel elle est restée célèbre) subventions pour des associations qui financent l’éducation des enfants de familles pauvres. Son rôle fut central, après la percée de Léon Blum accordant fameusement trois secrétariats d’Etat à des femmes, après l’ordonnance du 21 avril 1944 qui introduisit le suffrage universel …
Cette femme fut pionnière, et joua, fût-ce pour peu de temps, un rôle politique majeur. Cet exemple est celui qui peut donner aux femmes l’envie de se battre pour défendre leur droit à jouer un rôle dans la construction politique et social de leur pays. Je crois beaucoup dans l’exemple. Je crois dans l’exemplarité d’un parcours qui devient du même coup un modèle, un symbole à partir duquel d’autres destins peuvent s’élancer. Un combat est jalonné de symboles. Cela a plus de force que tous les quotas du monde.
Autre symbole exemplaire que j’aimerais évoquer devant vous, celui d’une femme que j’ai la chance de côtoyer régulièrement à l’Institut Robert Schuman dont elle est membre active. Elle aussi fut ministre : Secrétaire d’Etat chargée de la fonction publique sous le premier gouvernement de Pierre Mauroy en 1981, puis peu après Ministre de la Consommation, elle fut surtout Secrétaire d’Etat chargée des Affaires européennes sous le gouvernement Fabius : à ce titre, elle signa les Accords de Schengen au nom de la France. Dès lors, son engagement fut celui de l’Europe. Cet engagement la conduisit à occuper la fonction de Secrétaire générale du Conseil de l’Europe en juin 1989, au moment où l’histoire européenne entra dans la tempête de la chute du communisme. Ce fut elle qui reçut alors Gorbatchev et l’entendit évoquer fameusement son souhait d’une « maison européenne commune ». Ce fut elle qui favorisa, durant son mandat, la mise en place d'un réseau d’ « Écoles d’Études Politiques du Conseil de l'Europe » avec pour objectif de former les jeunes cadres politiques des démocraties naissantes de l'ancien Bloc de l'Est. Ce fut elle qui inaugura les nouveaux bâtiments de la Cour Européenne des Droits de l'Homme à Strasbourg, dont elle accompagna avec force et ténacité la fin de construction et la forte carge symbolique. Après avoir été, entre 2001 et 2004, une grande Vice-Présidente du Parlement européen, elle dirige désormais la Maison de l’Europe, à Paris.
Deux parcours, deux enseignements – et deux destins inscrits dans les transformations sociales, qui aussitôt sont politiques. Deux modèles que j’ai choisi sous l’égide du grand Robert Schuman, sans lequel l’Europe n’aurait aujourd’hui encore aucune réalité politique, deux destins sous l’égide de l’Europe, qui doivent nous faire entendre combien le combat pour ce droit des femmes à jouer un véritable rôle politique et social doit s’inscrire dans un projet européen, dans une logique européenne. A la fois par l’harmonisation des politiques de l’Union, réclamée avec tant de profondeur par Jürgen Habermas dans son dernier livre, mais aussi par la volonté de chaque pays membre, il sera possible d’affirmer ce droit fondamental. Mais c’est ici que le problème des quotas doit être soulevé : ni Germaine Poinso-Chapuis, ni Catherine Lalumière, n’eurent besoin de quotas pour ouvrir l’histoire au rôle politique des femmes. Et pourtant, force est de reconnaître qu’elles furent longtemps minoritaires. Mais qu’auraient-elles pensé de devenir ministres par le seul fait des quotas ? auraient-elles joué le même rôle convaincu, nourri par une conviction et une confiance totale dans leurs propres compétences ? ce n’est pas sûr. Car les femmes joueront pleinement le rôle politique qui leur revient, c’est-à-dire au même titre que les hommes (et c’est encore loin d’être le cas), lorsque ce sera leur seule action qui sera jugée. Que les quotas arrangent momentanément la situation, c’est possible ; mais pour le long terme, pour un destin véritablement paritaire, la force des mathématiques ne fera pas le poids face à la force des immobilismes. Contre cette dernière, seule la force d’une conviction plus grande encore, d’une prise de conscience provoquée non pas par la victimisation mais plutôt par l’excellence, pourra nous débarrasser des archaïsmes et de toutes les formes de machisme (au prix peut-être d’accepter une proportion de 16 femmes pour 18 hommes, par exemple, tant il me paraît absurde de vouloir une parité stricte pour la forme qui me semble assez suspecte : trop de communication tue la cause qu’elle veut défendre).
C’est en tout cas la leçon de ces exemples que j’évoquais à l’instant. Bien avant les quotas, c’est la volonté des femmes politiques, leur action et leurs valeurs qui ont donné et continuent de donner l’exemple. Et c’est dans l’action européenne qu’une solution pourra être apportée à l’injustice sociale et politique faite aux femmes. Ce fut là, par exemple, la motivation de la "Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique" adoptée en 2011 par le Conseil de l’Europe suite à la ratification des Etats membres. C’est Michelle Bachelet, que j’ai eu la chance d’entendre parler au Conseil de l’Europe lors d’un déplacement que j’y fis, qui en fut la grande promotrice. Cette convention est très importante dans la mesure où elle constitue aujourd’hui le premier instrument juridique contraignant au monde en aménageant un cadre juridique complet contre la violence domestique : désormais, au niveau européen, de multiples formes de violence contre les femmes deviennent des infractions pénales, et cette violence ne ressortit plus exclusivement du domaine privé. Au nom de l’égalité homme / femmes, un outil juridique européen combat un des pires fléaux sur la terre qui tue et blesse tant et tant de femmes. Seul le niveau européen peut résoudre les questions liées à l’égalité homme / femme. Nous pourrons peut-être évoquer plus en détail le rôle de cette Convention lors de la discussion.
Je plaide donc pour une politique féministe au niveau européen, seul véritable niveau de décision. Il faut pour cela suivre l’exemple de grandes pionnières, de destins qu’il nous revient d’entendre dans toute leur résonance.
Je vous remercie.