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Elie Wiesel et l’homme découpé


Elie Wiesel vient de mourir.

Nous l’avions invité, il y a deux semaines, à participer à un dîner caritatif que je co-organisais. Il ne pouvait venir, mais nous a laissé un mot admirable que je me suis chargée de lire.

Il y a eu deux formules qui résonnent fortement dans mon cœur alors que nous l’avons perdu : « répondre ainsi à l’appel de celui qui souffre, entendre cet appel de l’humain à l’humanité qui l’entoure et lui répondre » ; ce mot parlait également de « cette exigence d’universalité, qui nous élève au dessus des contingences politiques et historiques », et il concluait sur ces mots : « piliers de l’espoir ». Sont-ce les derniers mots publics d’Elie Wiesel ? je me plais à le penser, car il s’agit d’un hôpital israélien qui soigne les enfants, quelles que soient leur confession ou leur provenance. Cela lui ressemble.

Mais alors que sa mort se perd déjà dans une actualité où un mort suit un autre, j’ai décidé d’ouvrir, quelques années après l’avoir lue d’une traite, La Nuit, ce chef d’œuvre littéraire (et non pas seulement, comme on se plait à le dire, « mémoriel ») qui lui fut inspiré par Mauriac, et dont la France s’est honorée d’être le premier éditeur. Ce livre d’ombres sans lumière, qui tente d’écrire l’extermination, qui enjambe à chaque page des milliers de cadavres – ce livre est un cri, jamais d’espoir, mais de terreur et d’abandon. Sans issues, on suffoque, et quelque chose se montre dans la cohorte des ombres de la nuit : l’homme y est découpé, de diverses manières. J’aimerais, pour rendre hommage à Elie Wiesel, confier au lecteur mes impressions de lecture.

Au début du roman, on lit cette phrase : « les déportés furent vite oubliés ». Au lendemain de la guerre, on se disait qu’ils avaient travaillé, durement peut-être, mais comme on le fait dans tous les camps de travail en temps de guerre. Leur silence, causé par d’innombrables raisons dont on a maintes fois fait l’exégèse, mêlé à la stupéfaction qui ressemblait souvent à de la méfiance, est dans le roman instantanément rompu, lorsque Moshé raconte une scène d’extermination par balle : « … Des bébés étaient jetés en l'air et les mitraillettes les prenaient pour cibles. » Comme le Zarathoustra de Nietzsche, Moshé veut raconter et on ne le croit pas, car il revient de là où seul il était, s’il est vrai que les rescapés sont des ombres aussi les uns pour les autres. Or, à ce moment du roman, et c’est cela qui est terrible, l’extermination se poursuit, et prend bientôt dans ses griffes immondes le narrateur, et sa famille, en Hongrie où ils vivent. Mais le père du narrateur, celui-là qui en mourra, ne sait pas qu’il en mourra, et ne sait même pas qu’il est en danger. La fameuse phrase qu’il dit : « L'étoile jaune? Eh bien, quoi ? On n'en meurt pas », est suivi, on s’en souvient peu, par ceci, entre de terribles parenthèses : « Pauvre père ! De quoi es-tu donc mort ? » C’est le temps qui joue, ici, celui qui fait que nous ne savons pas ce qui adviendra, et que ce qui pouvait avoir lieu, mais n’a pas eu lieu, n’aura jamais lieu – comme cet inspecteur de police, ami du père d’Elie Wiesel, qui avait promis de prévenir la famille du danger s’il y en avait, et qui la veille de la déportation tape à la fenêtre, fenêtre qu’on ouvre trop tard puisqu’il s’est déjà enfui. Elie Wiesel souligne avec une ironie incompréhensible (c’est la force du livre, justement, que de ne pas être jusqu’au bout compréhensible, que d’avoir sa part d’ombre) que si cette fenêtre avait été ouverte à temps – ils étaient sauvés. Ils ne le furent pas. Les bruits circulaient, mais jusqu’à ce que cela arrive ils ne crurent pas que cela puisse arriver.

Mais quand cela arrive, tout de suite c’est l’enfer.

Elie Wiesel n’a pas une prose philosophique qui veut penser. Ce sont les situations qu’il décrit qui pensent. Dès le chapitre deux, dans un wagon de déportations, le narrateur voir des jeunes qui se masturbent au milieu des autres déportés. Elie Wiesel dit d’eux : « seuls dans le monde ». Tout le roman est là, et toute la force du témoignage d’Elie Wiesel. Dès le wagon à bestiaux, seuls au monde. Ils ne sont plus les uns avec les autres. L’humanité découpée, coupée. Encore coupée, quand cette dame coupée de sa famille voit un grand feu là où ce n’est que la nuit, et où elle est bien seule, coupée des autres, à voir un grand feu. L’humanité coupée, encore, lorsque réveillée en sursaut à chaque fois (car c’est la nuit), les autres déportés la bâillonnent, la frappent violemment au visage (j’ai rarement lu une telle description de ce que cela fait que d’être réveillé en sursaut : la respiration coupée, la peau qui fait mal). A l’aube, cette dame est ainsi : « Accroupie dans son coin, le regard hébété scrutant le vide, elle ne vous voyait plus. Tout le long du jour, elle demeura ainsi, muette, absente, isolée parmi nous. » Définitivement découpée des autres, elle est ailleurs. Dès le début du processus, la déportation fait son œuvre.

Mais la dame avait raison. Le grand feu est celui de la cheminée des Krematorium.

La lecture est éprouvante. Le récit est froid, il va vite, le style est emporté, il détaille et il pince. L’humanité coupée, comme je l’appelle, l’est encore, coupée, quand il s’agit de séparer, au sortir du wagon, les femmes des hommes. Elie Wiesel ne le sait pas mais il ne reverra plus sa mère et sa sœur. Il raconte cela, c’est glacial, au rythme même qui s’est emparé de ces ombres, et qui n’ira qu’en s’intensifiant. D’emblée, la conscience du crématoire (des détenus qui le leur apprennent), la vue de cadavres d’enfants et de fosses – et le narrateur de se demander, sans cesse, s’il ne fait pas un cauchemar. Jusqu’à ce qu’il croie qu’il va mourir brûlé vif sous les yeux de son père qui le lui dit. Alors qu’une révolte emporte presque les arrivants, qui se calment aussitôt sur le conseil des plus vieux, une autre révolte, intarissable, emporte le cœur d’Elie Wiesel : « Yitgadal veyitkadach chmé raba, que Son Nom soit élevé et sanctifié… » Insupportable prière au moment où il découvre ce qu’il voit, qui pourtant, alors qu’il est sur le point de se suicider, revient aussitôt et machinalement à ses lèvres.

Humanité coupée, encore, par le Sondernkommando, où les détenus tuent les détenus, et dont le grand film récent, Le Fils de Saül, film immense, a tout montré, ou plutôt tout fait entendre (tant ce film donne à entendre plutôt qu’à voir). Humanité coupée, qui ne se soucie plus des morts ou supposés morts : « … on se souciait peu de leur destin. On était incapable de penser à quoi que ce soit. Les sens s'étaient obstrués, tout s'estompait dans un brouillard », lit-on au chapitre trois. Le narrateur n’est plus que la forme de lui-même. Il ne sait plus du tout le temps. Il pense même, alors qu’on est au matin de la même nuit, qu’il a pu se passer une semaine depuis le voyage en wagons. Plus de temps mesurable ni même vécu, et plus de camaraderie : pour gagner de la nourriture, il faut échanger quelque chose – ses souliers, par exemple, ou, virtualité que le narrateur évoque au chapitre quatre, sa couronne en or qui échappe à la besogne du dentiste du camp, et que, finalement, on lui retirera de force, plus tard. On envie celui qui risque sa vie pour atteindre la soupe abandonnée au moment de l’alerte, et on souhaite même, par jalousie, sa mort : « La jalousie nous dévorait, nous consumait comme de la paille. Nous ne pensions pas un instant à l'admirer. Pauvre héros qui allait au suicide pour une ration de soupe, nous l'assassinions en pensée. » Alors, bien sûr, il y a cet épisode de la jeune française du dépôt qui, après une bagarre qu’essuie le narrateur avec un co-détenu, lui essuie son front, à lui, et le réconforte. Mais c’est que précisément elle n’est pas détenue – et on apprend aussitôt qu’elle aurait dû l’être, puisqu’elle était juive, mais personne ne le savait. La compassion n’existe pas entre détenus – cet épisode renforce cette leçon terrible de La Nuit. D’autant qu’il est suivi d’un autre qui contraste puissamment avec lui : « Mon père ploya d'abord sous les coups, puis se brisa en deux comme un arbre desséché frappé par la foudre, et s'écroula. J'avais assisté à toute cette scène sans bouger. Je me taisais. Je pensais plutôt à m'éloigner pour ne pas recevoir de coups. Bien plus : si j'étais en colère à ce moment, ce n'était pas contre le kapo, mais contre mon père. Je lui en voulais de ne pas avoir su éviter la crise d'Idek. » Voilà toute la force du livre de Wiesel : la jeune « Française » a de la compassion pour l’inconnu qu’est Wiesel, mais Wiesel n’en a aucune pour son propre père. Pourquoi ? car son père est un co-détenu. Son père, en ce sens, est mort en arrivant avec son fils dans le camp, car il est devenu anonyme aux yeux de son fils. On retrouve plus loin dans le récit quelque chose de semblable, quand les détenus sont évacués du camp, que les kapos les font courir jusqu’à la mort, qu’un père cherche son fils qui courait aux côtés du narrateur, ce narrateur qui voyait ce fils courir plus vite que son père, ne pas l’attendre, le fuir même : « il avait voulu se débarrasser de son père ! » Ce qu’on ne sait pas encore, c’est qu’à la fin du récit, le narrateur aura le même sentiment pour son propre père, même après sa mort, « au fond de lui-même »… Et au chapitre suivant encore, c’est, dans le wagon qui les reconduit quelque part, un fils qui tue son père de ses mains pour récupérer un bout de pain. C’est ici la coupure la plus irrémédiable : celle d’un père et de son fils. Le camp est un « cimetière », dit Wiesel. Les morts ne comptent plus les uns pour les autres. Ils sont des corps. Ils n’ont plus d’âme. Ils marchent, mais perdent petit à petit ce que Rousseau avait bien compris être le cœur de l’être humain, la pitié.

Bien entendu, parfois, elle revient. Elle revient quand celui qui meurt était encore vivant. Quand il cesse d’être anonyme, comme ce condamné à mort pour avoir, pendant une alerte, commis un petit larcin : « Les milliers de gens qui mouraient quotidiennement à Auschwitz et à Birkenau, dans les fours crématoires, avaient cessé de me troubler. Mais celui-ci, appuyé à sa potence de mort, celui-ci me bouleversait. »

Mais alors, c’est une autre mort qui se révèle : celle de Dieu lui-même. Toute La Nuit est traversée par cette mort de dieu – pas seulement de la foi, mais de Dieu lui-même. Lorsqu’à la fin du chapitre quatre, le petit « pipet », i.e. aide de camp, d’un Oberkapo, d’à peine 12 ans, au visage d’ange, aimé de tous malgré sa sinistre tâche, est pendu, qu’il agonise plus d’une demi heure devant tous les détenus du block, parce qu’il est trop léger, Dieu meurt avec lui : « Derrière moi, j'entendis le même homme demander: - Où donc est Dieu? Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : - Où il est? Le voici - il est pendu ici, à cette potence... » Elise Wiesel, juif, se rend-il compte que c’est comme le Christ, véritable source de la mort de Dieu, puisqu’il est littéralement, avec Jésus, mort ? Ou plutôt, presque comme le Christ, car nulle résurrection de cet enfant ne vient apporter le salut. La Nuit, et le témoignage d’Elie Wiesel, c’est cela : Dieu meurt à Auschwitz, littéralement. Car il n’est pas digne de sa création. Il y a une théodicée naïve chez Wiesel. Mais c’est d’autant plus puissant. Le mot du Christ sur la croix (encore lui ! sans doute suis-je trop chrétienne…), « pourquoi m’as-tu abandonné », adressé à son Père, c’est le mot qu’adresse Elie Wiesel à Dieu lui-même. Homme coupé, là encore – de Dieu. Les « musulmans », ceux dont les fesses rachitiques ne mentent pas et qui sont alors déclarés, à vue d’œil, bons pour le crématoie, ces « musulmans » donc, comme on les appelait, sont privés pourtant de Dieu. La scène de la sélection qu’on trouve au chapitre cinq est insoutenable. Elie Wiesel remarque que ceux qui étaient sélectionnés pour le crématorium perdaient la foi. Même un rabbin. Les détenus sont des clowns, ils sont l’absurde même, désincarnés par la peau qu’ils n’ont plus que sur les os : « Pauvres saltimbanques, plus larges que hauts, plus morts que vivants, pauvres clowns dont le visage de fantôme sortait d'un monceau de tenues de bagnards! Paillasses. »

Toutes ces questions, Dieu après Auschwitz, l’humanité perdue, les philosophes les ont posées. Elie Wiesel n’est pas philosophe. Il raconte. On lui a reproché son manque de fidélité aux faits. Reproche idiot, pour une raison au moins : la vérité des camps ne s’exprime pas seulement dans une description des faits bruts, si tant est que cela puisse exister : elle prend toute sa force dans le fait tel qu’il est perçu par celui qui va mourir. Or cette perception est bien différente de celle de l’historien. Ce qu’on perçoit en de telles conditions n’est pas seulement la brutalité des faits. Un passage me semble résumer le regard d’Elie Wesel dans La Nuit, au chapitre sept, où le narrateur écrit, à propos de son père, mourant, devenu un fardeau pour lui : « Sa respiration était encombrée, épaisse. Il gardait les paupières closes. Mais j'étais persuadé qu'il voyait tout. Qu'il voyait maintenant la vérité de toute chose. » C’est cela que voit et nous fait voir Elie Wiesel.

En refermant La Nuit, je comprends enfin le sens des mots qu’Elie Wiesel nous a adressés, il y a quelques jours, pour ce gala de charité : « répondre ainsi à l’appel de celui qui souffre, entendre cet appel de l’humain à l’humanité qui l’entoure et lui répondre » ; « cette exigence d’universalité, qui nous élève au dessus des contingences politiques et historiques ». Ces mots ne sont plus creux. L’humanité se perd vite. L’homme est vite découpé. C’est le lien qui fait l’être humain, ce qui le relie aux autres, ses frères et tous les autres. Le déporté, déshumanisé (« découpé », au sens que j’ai essayé de montrer), est coupé des autres, et vit seul : « Écoute-moi bien, petit. N'oublie pas que tu es dans un camp de concentration. Ici, chacun doit lutter pour lui-même et ne pas penser aux autres. Même pas à son père. Ici, il n'y a pas de père qui tienne, pas de frère, pas d'ami. Chacun vit et meurt pour soi, seul. » Telle est la menace. Primo Lévi la voit moins directement.

Adieu, Elie Wiesel, dont le regard est aux dimensions de l’Homme. Tu voyais, au fond de ton miroir, le cadavre qui te regardait comme l’œil qui est dans la tombe. C’est ce regard, La Nuit. Mais désormais, parce que tu as écrit La Nuit, tu nous a donné l’aube. Les « paupières closes » de ton père, elles sont les tiennes, et à jamais, mais nous les ouvrons pour toi. C’est une promesse, celle de l’aube. Adieu, Elie Wiesel.

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