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L’Europe et la violence faite aux femmes : à propos de la venue de Michelle Bachelet au Parlement eu

S’il est bien un sujet dont le seul fait de parler est déjà un succès, c’est la violence faite aux femmes. On peut dire d’une conférence sur la crise économique qu’elle se paie de mots, d’une rencontre autour de la famine qu’elle se noie dans l’océan des bonnes intentions, d’un colloque sur la diversité qu’il ne sert qu’à produire des pétitions de principe. Mais la violence faite aux femmes a d’abord pour allié le silence, qui protège le bourreau et accuse la victime. Parler de cette violence n’est ainsi pas seulement un moyen de s’informer, c’est aussi une thérapeutique qui doit encourager les femmes à parler, à dire, à dénoncer l’homme que souvent, malgré les coups et les humiliations, elles aiment.

Lorsque la violence devient quotidienne, elle perd sa gravité, parfois dans l’esprit même de la victime, et alors le pur fait d’infliger des coups à une femme devient un simple moyen de communication. Parfois même la faute revient à la victime. Pourtant, il suffirait au bourreau de réfléchir un instant à des coups portés sur une femme inconnue, et lui apparaîtrait à l’instant toute la démesure de ses gestes. Il n’est jamais de parole inutile lorsqu’il s’agit d’évoquer le drame d’une femme battue.

Cette parole, je l’ai entendue prononcée par Michelle Bachelet à l’occasion de mon déplacement au Parlement européen. L’ancienne présidente du Chili est depuis 2010 à la tête d’ONU femmes, agence de l’ONU promouvant « la parité et l’autonomisation des femmes partout dans le monde », vaste programme servi par une vaste structure. Elle était donc à Strasbourg, le 26 janvier dernier, pour parler devant les parlementaires d’une cause dont elle est devenue l’oriflamme : le droit des femmes. Et son intervention mettait en perspective la violence faite aux femmes dans l’horizon du problème plus général du droit des femmes. Elle revenait alors sur un apport essentiel de l’engagement en faveur de ce droit avec l’adoption en 2011 par le Conseil de l’Europe de la « Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » (dont la synthaxe est, il faut le reconnaître, un peu tortueuse…). L’intervention de Michelle Bachelet m’a donné l’envie de revenir sur cette Convention du Conseil de l’Europe.

Il faut rappeler que cette Convention était effectivement exceptionnelle, puisqu’elle constituait le premier instrument juridique contraignant au monde en aménageant un cadre juridique complet contre la violence domestique : désormais, au niveau européen, de multiples formes de violence contre les femmes deviennent des infractions pénales, et cette violence ne ressortit plus exclusivement du domaine privé : le bourreau doit désormais répondre de ses actes. Mais encore faudrait-il que la victime parle.

Voyons les chiffres pointés par la Convention, à partir d’une « vue d’ensemble » des enquêtes réalisées par les pays membres : 1/5ème voire 1/4 des femmes connaissent la violence conjugale une fois dans leur vie ; 1/10ème « subissent des sévices sexuels impliquant l’usage de la force » ; si on élargit l’enquête au harcèlement moral, alors nous obtenons le chiffre incroyable de 45%. Cela est le plus souvent le fait du conjoint actuel, mais peut aussi être causé par un ex-compagnon ou mari ; enfin, une estimation établie à partir de la confrontation des études dans chaque pays membre indique qu’entre 12 et 15% des femmes « vivent une relation marquée par la violence domestique après 16 ans ». La Convention s’efforce donc, sur le plan européen mais aussi en espérant la signature des Etats non membres, de reconnaître des instruments juridiques précis et efficaces contre cette violence : car le but est essentiellement de protéger les victimes en reconnaissant la violence domestique comme un acte criminel. Il s’agit alors de rendre efficace une politique d’éradication d’un fléau qui, au contraire de nombreux autres archaïsmes, ne cesse de gagner du terrain. Il a fallu au Conseil de l’Europe entendre, depuis 2008, de nombreux experts à propos de questions aussi difficiles que la place de l’homme et de la femme dans le foyer, l’existence d’une violence contre les hommes (certes marginale, mais réelle), la protection de la famille dans son ensemble, la question du rôle et des limites de l’ingérence de l’Etat (qui pose aussitôt la question de la limite entre vie privée et pénalisation), etc., en plus des innombrables juristes auditionnés. Ce que je voudrais aussi saluer, c’est la présence tout au long de l’élaboration de la Convention par son comité de nombreuses ONG et OING comme observateurs actifs, ONG dont j’ai voulu dire dans mes précédents papiers l’importance pour le Conseil de l’Europe. Cette présence si essentielle de la société civile, de l’engagement citoyen au sens fort et européen du terme, est décisive et donne à la Convention une forte légitimité démocratique.

La Convention offre des solutions fortes et résolues. D’abord, elle propose des dispositions détaillées contraignant les Etats d’améliorer leurs ordonnances d’interdiction et de restriction pour prévenir des récidives. Elle renforce aussi les outils de répression en cas d’appel à l’aide. Cela est en fait un renforcement de mesures relevant du droit pénal et civil, et ne fait pas tout. Car l’un des problèmes majeurs de la violence domestique, c’est l’empire psychologique qu’elle constitue autour des femmes, et leur incapacité de porter plainte dans la crainte que les coups redoublent, et qu’elles ne soient ni crues, ni comprises.En battant sa femme, l’homme la bat deux fois : par les coups qu’il donne, et par l’emprise qu’il étend sur elle. C’est pourquoi la Convention instaure des dispositions pour contraindre les Etats à favoriser le soutien des victimes ainsi qu’une protection suffisante : permanences téléphoniques, foyers d’accueil, conseils psychologiques, soins médicaux, police scientifique et conseil juridique – les solutions sont là, en amont de la solution pénale proprement dite : car avant la justice, il faut aménager ce qui la rend possible. Mais encore faudrait-il que toutes les victimes parlent. Nous en sommes encore loin.

Le fond du problème est plus enfoui encore, dans les stéréotypes et les formes résurgentes de « virilité ». Mais une Convention peut-elle vaincre la force des « mentalités » ? est-ce d’ailleurs son rôle ? Sensibilisation par le biais des actions étatiques (comme des programmes préventifs) mais aussi des médias, tenus de respecter la dignité de la femme, prévention dès l’école pour évacuer tout stéréotype lié au genre, prévenir de la pornographie qui, fréquentée trop jeune, conduit à des déséquilibres très graves dont les femmes pâtissent par la suite. Ce volet-là de la Convention, sans doute le plus difficile, est aussi le plus prometteur : car c’est sans idéologie, sans programme d’Etat que néanmoins ce dernier peut insuffler à la société une dimension essentielle de dignité, qui passe par le rappel de valeurs fondamentales comme celle du dialogue, du contrôle de soi et de la dignité. C’est un rappel, une motivation que doivent prendre à leur compte les associations et organisations de la société civile, encouragées par l’Etat : elles seules trouvent leur pleine légitimité dans une prévention qui, trop étatique, donnerait l’impression de l’idéologie et de l’ordre moral. C’est pourquoi, la citoyenne engagée que j’essaie d’être a été si impressionnée par l’engagement admirable de Michelle Bachelet, son discours sans afféterie mais décidé, pugnace et par là même efficace.

A ce jour, tous les Etats membres n’ont pas encore signé, et c’est par un vibrant appel à ces Etats que Michelle Bachelet finissait son discours. L’Europe n’est européenne que dans son effort continu de préserver ses valeurs fondamentales, dont l’égalité homme / femme est l’expression a plus haute. Parler de valeurs n’a de sens que si ces valeurs motivent des applications concrètes et entraînent une amélioration chiffrable de la situation. La Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a été adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 7 avril 2011. Avec 18 signatures obtenues néanmoins, ce qui autorise son entrée en vigueur (la condition était à 10 signatures). Mais plus de pays membres et non membres signent, et plus la cause sera entendue et les mesures efficaces, car harmonisées au niveau international. Si l’on veut rompre le silence, il faut le rompre nettement, et tel est selon moi l’immense importance de l’engagement de Michelle Bachelet.

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