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Le choix de l’alternance, ou la première victoire du printemps arabe.


La première satisfaction, devant le scrutin de dimanche, n’est peut-être pas tant qu’un parti réformateur, Nidaa Tounes, l’ait emporté, que le phénomène de l’alternance qu’il a permis. En effet, que Lofti Zitoun, membre de la direction d’Ennahdha, « accepte » le résultat et « reconnaisse » le vainqueur, que Zied Laadhari, porte parole d’Ennahda, déclare l’avance d’une « douzaine de sièges » du parti adverse, et que, last but not least, le président d’Ennahdha félicite en personne, au téléphone, Béji Caïd Essebsi, ce sont là des marques positives de l’acceptation par les partis du principe même de l’alternance. Crier victoire sur ce point est évidemment utopique, dans la mesure où Ennahdha a tout intérêt à reconnaître sa défaite et jouer le jeu démocratique, puisqu’aucun parti n’a de majorité absolue, et que par conséquent l’heure est aux tractations en vue d’un gouvernement de coalition – sans oublier la présidentielle de la fin 2014. Mais c’est là au fond le jeu démocratique lui-même, qui dans les vieilles démocraties tout autant qu’ailleurs fonctionne selon les intérêts bien compris des partis, et selon des stratégies plus ou moins claires de pouvoir. C’est la thèse que je voudrais défendre ici : loin de tomber dans l’angélisme, on peut tout de même se réjouir que les intérêts des partis en présence pousse à une alternance, mince mais réelle, et favorise du même coup (mais pour combien de temps) un courant franchement laïc et réformateur, malgré ses liens ambigus à l’ère Ben Ali.

L’arrivée aux responsabilités d’Ennahdha après la Révolution n’était pas une véritable surprise, tant le parti de Rached Ghannouchi, et Rached Ghannouchi lui-même, avaient été persécutés par le régime de Ben Ali, et représentaient dès lors une opposition très visible (mais certainement pas la seule) au régime, malgré la forte imprégnation laïque de la société urbaine tunisienne, et la sécularisation profonde du pays. La surprise qu’a constitué le succès d’Ennahdha aux élections d’octobre 2011, où le parti a gagné près de 40 % du vote populaire, a déjoué la foi dans la sécularisation de la société tunisienne que l’on croyait profonde, ce qui prouve d’ailleurs que l’on avait plaqué sur une telle société des fantasmes et que le peuple tunisien avait sans doute été bien trop peu écouté (on ne doit pas pour autant minimiser le fait que l’éclatement des partis séculiers en divers factions a contribué au succès d’Ennahdha). Mais la pratique même du pouvoir par Ennahdha a été relativement ambiguë, entre incidents et retractationes. Les incidents sont bien connus : parmi de nombreux autres, le soutien au Hamas affiché par le premier ministre Hamadi Jebali en novembre 2011, parlant d’une « conquête de Jérusalem », et de l’instauration du « sixième califat », ou la licence accordée au parti extrémiste Hizb Ut-Tahrir le 17 juillet 2012 – ou encore les divers cas particuliers qui ont secoué l’opinion internationale violemment : les sept années de prison prononcées contre un homme qui avait posté sur Facebook des caricatures de Mahomet en juin 2012, les appels du pied pour une loi contre le blasphème en août 2012, sans compter les nombreuses entorses faites à la laïcité dont la communauté tunisienne en France se faisait largement l’écho. Sans compter non plus le passé pour le moins trouble d’Ennahdha et de son leader, passé qui est sans doute la part la plus sombre du parti.

Mais Ennahdha n’est pas victime, à mon sens, de ces provocations. D’une part, parce que les signes positifs et modérés ont aussi été adressés au peuple tunisien et à la communauté internationale : pensons par exemple la coalition de décembre 2011 avec deux partis laïcs, le CPR et Ettakatol, et l’élection du leader du CPR, Moncef Marzouki, comme président de la république ; pensons aussi à l’opposition explicite d’Ennahdha aux manifestations salafistes de mai 2012, qui affichaient leur soutien à Ben Laden et menaçaient le peuple juif auprès de la grande mosquée de Kairouan, lorsque Amer Al-Arayedh, membre du bureau exécutif d’Ennahdha, a fermement distingué son parti du salafisme. N’oublions pas non plus le recul en mars 2012 concernant la mention de la charia dans la constitution, recul certes illustré par des propos ambigus de Ghannouchi (qui défendit à cette occasion, comme pour s’excuser de ce recul auprès d’une frange de son électorat, l’identité musulmane de la Tunisie, ce qui pour nombre de Tunisiens est pour le moins contestable). Mais recul il y eut tout de même. Il ne faut pas trop fantasmer le débat, et bien prendre conscience que la problématique tunisienne, aujourd’hui, est, comme dans tous les pays émergents, une problématique économique. Si Ennahdha est tenu en échec par l’opposition qui l’emporte donc aux législatives, c’est pour des raisons économiques.

En effet, la « troïka », coalition gouvernementale qui a gouverné la Tunisie après le printemps arabe, a clairement échoué dans le projet de redresser l’économie tunisienne et de lui faire passer le cap révolutionnaire sans crise majeure. Bien sûr, la croissance, depuis la Révolution, a progressé, puisque le taux du PIB est passé de -2% en 2011 (année de la Révolution) à 3,9% en 2012, puis à 2,3% en 2013 – mais ces résultats demeurent bien en deçà des promesses affichées les gouvernements au pouvoir depuis 2011. L’endettement, signe de la santé économique des états, est en hausse, avec plus de 45%. En outre, la création de 200 000 emploie est bien inférieure à l’exigence qui était celle d’Ennahdha dans son programme électoral de 2011, 590 000 emplois. Quant au chomâge, il demeure très important, et fait des ravages parmi les jeunes et les classes non diplômées de la société tunisienne. Quant au déficit budgétaire, il est passé de 3% en 2011 à plus de 6% en 2013, ce qui est compréhensible au vu de la nécessité pour l’Etat tunisien d’investir massivement pour relancer l’économie – mais ces investissements ne portent pas leurs fruits depuis 2011. La balance courante, quant à elle, est en profond déficit, déficit qui se creuse (8,3% en 2013), tout comme la balance commerciale. Bref : la situation économique, si elle n’est pas désespérée, n’est pas glorieuse, dans un pays où les forces vives sont considérables, et où les promesses de croissance et d’émergence sont réelles. La Tunisie a toujours été un moteur économique puissant pour l’Afrique du Nord, et elle en a, plus que jamais, le potentiel. C’est à mon sens sur ce point qu’a échoué la « troïka », et en particulier Ennahdha, d’où sa défaite dimanche.

Ne plaquons donc pas trop nos fantasmes sur cette élection. Il ne s’agit en rien d’une victoire de la laïcité, mais bien d’une victoire de l’alternance. Que cette alternance soit acceptée par le principal intéressé, Ennahdha, est un signe fort, quelles que soient par ailleurs les motivations du parti pour reconnaître sa défaite – la présidentielle qui approche, par exemple… Mais n’est-ce pas ainsi, par les rapports de force, les rapports stratégiques entre les partis, que fonctionnent les démocraties modernes ? ne demandons pas (si tant est que nous soyons légitimes pour demander quoi que ce soit…) à la Tunisie une démocratie que nous ne sommes pas capables d’avoir nous-mêmes ! Les élections de dimanche ne sont pas une preuve que la laïcisation l’emporte en Tunisie (naïveté !), mais bien que ce n’est absolument pas le problème d’une société beaucoup plus sûre d’elle-même qu’on le croit, beaucoup moins perméable à l’islamisme qu’on ne le craint, et qui se préoccupe d’abord, comme tous les peuples du monde, à son niveau de vie.

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