Pour préparer la « semaine de la francophonie » : les écrivains francophones devant la jeunesse afri
Du 16 au 24 mars, aura lieu la « semaine de la langue française et de la francophonie », le 20 mars étant la « Journée internationale de la francophonie ». Cet événement est essentiel, dans notre pays qui a tendance à valoriser l’apprentissage de l’anglais et à abandonner le français aux classes les plus favorisées. Grave erreur.
C’est en Afrique, au Congo, à Brazzaville, que j’ai entendu le plus fortement résonner cette francophonie, dans ses dimensions littéraires, sociales et politiques. J’étais en effet présente à « Etonnants Voyageurs », un festival international de grande importance entièrement consacré à la littérature francophone, qui avait lieu cette année à Brazzaville.
Des dizaines de journalistes écoutant avec attention des écrivains venus de toute la francophonie, des enfants d’écoles avoisinantes vibrant au rythme de leur parole, un public innombrable venu entendre les auteurs parler de leurs livres… Parrainé par J.M.G. Le Clézio, Erik Orsenna ou encore Henri Lopes (pour ne citer qu’eux), et dirigé par Michel Le Bris et Alain Mabanckou, le festival s’achevait il y a peu. « Ancré » à Saint-Malo, il trouve depuis quelques années une « version » internationale. D’habitude, on parle de la francophonie en général, de la littérature noire et africaine en particulier, sur le vieux continent, comme si l’Afrique ne devait pas accueillir de telles paroles. Mais « Etonnants voyageurs » a fait un autre pari : les voix francophones résonneront en Afrique, depuis quelques années à Bamako au Mali, et cette année à Brazzaville, au Congo-Brazzaville. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que cette édition 2013, qui s’est tenue entre les 13 et 17 février, a engagé un véritable dialogue avec l’Afrique et la francophonie.
C’est donc aux Africains, aussi, que s’adressait ce grand festival littéraire. Les thématiques étaient en conséquence : « L’Afrique qui vient », c’est-à-dire cette Afrique en mouvement que la littérature incarne magnifiquement : l’histoire, les déchirures, les mémoires, les enracinements, les déracinements aussi, elle dit tout cela à la fois, en même temps, sans crainte de la contradiction, des grands écarts. La culture est le lieu de ces écarts, et singulièrement la littérature africaine mise à l’honneur de cette édition du festival « Étonnants Voyageurs » : débats, rencontres, lectures, concerts, expositions, tout était fait pour faire venir le public, pour l’amener jusqu’aux écrivains, instaurant ainsi un dialogue parfois d’une rare profondeur entre auditeurs et orateurs.
J’ai vu un public d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes de diverses écoles, lycées et de l’université de Brazzaville écouter les diverses conférences et rencontres, où les auteurs parlaient de leurs livres, et de leur rapport au livre. La conversation qui s’engageait avec ces jeunes gens démontrait toujours l’immense demande culturelle qui est la leur. Leur écoute était incroyable. Elle appelait parfois des questions critiques sur la situation politique congolaise, qui montrait la présence d’une parole de plus en plus libre (de nombreux articles dans les grands journaux français, et notamment le NO, se sont fait les relais souvent très critiques de ces prises de parole : c’était aussi l’ambition des organisateurs que de créer un tel débat). Évacuer la question politique eût été une erreur : la présence d’un tel festival à Brazzaville ne pouvait faire l’économie de ce type de polémiques, et elles ont eu lieu, sous différentes formes. L’apport culturel est toujours apport politique : les progrès démocratiques en dépendent essentiellement.
Cette présence de la jeunesse était la grande force d’ « Etonnants voyageurs » à Brazzaville. Véritable festival de la jeunesse, il a permis à de nombreuses classes de lycées de Brazzaville, non seulement de suivre une journée du festival (grâce à des bus mis à leur disposition, et des accompagnateurs culturels), mais aussi d’entendre, au sein de leur classe, les plus grands écrivains francophones qui sont venus jusqu’à eux (40 écrivains ont participé à l’opération). Les élèves de neuf lycées de Brazzaville se sont préparé, depuis décembre, à recevoir la visite d’ « Etonnants voyageurs », en lisant des ouvrages, ou des parties d’ouvrages avec leur professeur de lettres, et en préparant des questions sur les ouvrages des auteurs invités (des éditeurs ont pour l’occasion fait don de nombreux ouvrages aux lycées engagés dans ce magnifique projet de dialogue et d’échange). Alain Mabanckou parla ainsi à une classe du lycée Savorgnan de Brazza, Henri Lopes à une classe du lycée de la Révolution, Emmanuel Dongala à une classe du lycée Chaminade, Léonora Miano à une classe du lycée A.A. Neto, parmi les 40 écrivains qui ont, avec une immense générosité, plaidé auprès des jeunes la cause de la culture, de la langue, de sa maîtrise, pour l’éducation et pour toute formation, quelle qu’elle soit. Et pour de nombreux auteurs congolais, ces lycées étaient celui de leur jeunesse.
Dans son dernier ouvrage, Une Enfance de Poto-Poto, le grand écrivain congolais Henri Lopes, fait parler ainsi son personnage, Kimia, sur le lycée Savorgnan de Brazza : « Chaque fois que je reviens au pays, je passe devant Savorgnan avec émotion. C’est ma maison natale[1]. » Cela indique l’importance que revêt le lycée, ce qu’on y apprend, ce qui s’y ouvre. Et la même femme se souvient de son professeur de lettres classiques, en des termes étonnants : « L’entrée en première correspondit à l’arrivée d’une étrange « débarqué ». Epithète dont les Mindélés (un Moundélé, des Mindélés) affublaient les bizuths des colonies ; des Jean de la Lune qui respectaient les indigènes, convaincus de leur nature humaine et du
fait qu’ils étaient doués des mêmes capacités que les Blancs[2] ! » Cet enseignant de latin, c’est lui qui regarde les Congolais du bon regard. Quelle leçon ! Celui qui connaît sa langue, qui en a l’expérience intime qui passe par ses sources, est aussi celui qui a le bon regard, celui qui est juste avec des enfants privés de justice par ceux qui leur imposèrent une langue tout en les empêchant de l’apprendre. Aucun paternalisme, mais du respect, c’est-à-dire la seule exigence de l’enseignant à l’égard de ses élèves.
Henri Lopes poursuit : « Les méthodes de cet enseignant tranchaient avec celles de ses collègues. Il inaugura son cours de langues anciennes par une épreuve de thème latin. Seul un élève, ancien séminariste, obtint la moyenne. Pélagie, premier prix de latin l’année précédente, en fut mortifiée. Que le peloton de la classe reçût des notes négatives ne la consolait pas. N’allait-on pas lui supprimer sa bourse ? Elle était surtout fâchée d’avoir perdu la face devant les garçons. En rendant les copies, le « débarqué » (…) déclara que l’Indépendance exigeait l’excellence ; qu’il était déterminé à nous extraire de la médiocrité ; à ne pas se montrer complaisant[3]. » S’ensuit un beau morceau de bravoure sur ce professeur, ses méthodes, ses lectures. Pélagie, l’amie de Kimia, se soucie certes de la « bourse » qui dépend de ses notes, mais c’est d’abord et principalement par fierté qu’elle souffre de ne pas être première en latin. Fierté qui d’abord est mal placée (elle a « perdu la face devant les garçons »), mais qui devient vite fierté de l’Indépendance, c’est-à-dire de la liberté. Loin de recoloniser les esprits en enseignant le latin, il accompagne par l’apprentissage l’expression de la pensée libre qui est celle de ses élèves. Il honore l’identité africaine, et en l’occurrence congolaise, avec l’enseignement des sources d’une langue si importante pour l’Afrique : le français. La francophonie, c’est la liberté.
Henri Lopes chante ici l’importance de la lecture : elle n’est pas un seul divertissement ou un devoir scolaire, mais elle est, à condition d’y apercevoir toutes les subtilités dont est capable la langue, le lieu suprême de la liberté. Tel était le message de ces écrivains venus parler aux actuels lycéens de Brazzaville : la langue française, c’est notre langue, dirent-ils. À nous de la porter à incandescence. À nous de l’habiter, de la composer, la recomposer, à partir de la connaissance de ses sources et ses règles. Quelle leçon aussi pour nous Français !
Une anecdote encore, jolie, qui me revient en écrivant ces lignes. A la fin d’une rencontre entre des enfants et des auteurs, un très jeune enfant congolais, auquel on parlait de photocopier les pages d’un livre par « commodité », répondit aussitôt, avec une grande gravité : « Mais Monsieur, « la photocopie tue le livre », c’est écrit derrière…» Comme si le livre était pour cet enfant une personne, un bien si précieux qu’il devait être gardé en vie, préservé dans sa respiration, sa présence vivante, sa vitalité, ses palpitations, ses rythmes, ses voix, son souffle. « L’Afrique qui vient » était le thème de cette édition du festival. C’en était une magnifique illustration. Ce qui vient, c’est l’espoir, et d’abord l’espoir lu, écrit, espoir dont ces enfants se feront les acteurs. Cet espoir s’adresse aussi à nous, et nous ferions bien de prendre modèle sur ces écrivains et sur ce public congolais qui nous jettent à la figure le délaissement du français qui est le nôtre. Une langue n’est pas qu’un moyen de communication (sans quoi l’anglais, langue universelle de communication, serait la seule langue « utile »). Elle est un lieu d’habitation et d’expérience, le lieu de la promesse. Remettre la francophonie au cœur des préoccupations politiques actuelles devrait être une urgente priorité.