« La promesse Libreville »
Ne nous leurrons pas : la crise que traverse la Centrafrique aujourd’hui ne va pas trouver de remède immédiat, et la recette miracle à la très grave crise que traverse ce pays n’existe pas. C’est une profonde crise qu’affronte aujourd’hui l’Afrique, mais ce qui laisse espérer une solution, c’est que l’Afrique tout entière l’affronte.
La République centrafricaine n’est en effet pas livrée à elle-même, et tout ne se passe pas à Bangui, capitale de cet État d’Afrique centrale au grand territoire, entouré du Cameroun, du Tchad, des deux Soudan et des deux Congo, et dont l’histoire récente très instable a vu se succéder de nombreux coups d’État, qui se succèdent littéralement depuis 1965 et l’accession de Bokassa au pouvoir. L’actuel chef de l’État centrafricain, François Bozizé, a lui-même accédé au pouvoir par un coup d’État en 2003, puis fut élu aux élections de 2005, et est victime aujourd’hui d’une nouvelle étape dans l’instabilité politique du pays. Depuis le 10 décembre dernier, la coalition rebelle du Séléka (l’ « alliance » en sanga, l’une des deux langues pratiquées en RCA avec le français) s’est peu à peu emparée de nombreuses régions du pays. (Sur le Séléka, lire l’interview d’un spécialiste :http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/12/27/centrafrique-l-avancee-de-la-rebellion-est-etonnante_1811033_3212.html). Si les exactions ont été évitées jusqu’à présent, la rébellion étant bien organisée et disciplinée (d’où sans doute son étonnant succès), une solution au conflit est urgente pour éviter une escalade de la violence : si des paroles rassurantes ont été prononcées à la fois par les rebelles (le chef du Séléka, Michel Djotodia, a affirmé à l’AFP : « On ne fait pas la guerre sans pour autant chercher la paix ) et par le gouvernement (le chef de la délégation du gouvernement et ministre de l’Enseignement, Jean Willybero Sako, a souligné : « Nous partons sereins (…) à une grande rencontre entre Centrafricains »), l’inquiétude est vive, et les Occidentaux ont bien pris la mesure de la gravité de ce qui se joue en ce moment au cœur de l’Afrique. Les enjeux sont considérables, au vu de la situation géographique précisément « centrale » de la Centrafrique, et de la richesse de ses ressources encore sous-exploitées.
La situation est complexe : Bozizé est loin de faire l’unanimité (ses homologues au printemps le mirent en garde contre les dangers d’un coup d’Etat imminent), et la rébellion semble tout à fait désorganisée politiquement – et c’est là peut-être la raison pour laquelle elle se dit ouverte au débat. Le départ de Bozizé, réclamé sans conditions par les rebelles, non seulement n’est pas acquis, mais davantage semble compromis par l’attitude sans concession du Chef de l’État qui ne cesse de souligner qu’il ne négociera jamais son départ, au nom de l’illégitimité démocratique du Sékéla.
Or, si le pire semble évité pour l’instant, c’est peut-être parce qu’un savant équilibre géopolitique, essentiellement africain, et mené par le président du Congo Brazzaville Denis Sassous N’Guesso, laisse espérer dans un dialogue entre les deux parties. Si la question était d’abord posée par les médias, toujours dans la fièvre interventionniste si en vogue actuellement, de la participation de la France au conflit, elle n’est désormais plus du tout d’actualité : en effet, l’Afrique a réussi à s’imposer comme la seule force légitime pour mettre en œuvre un règlement, aussi rapide que possible, de la guerre civile. De quelle Afrique parlons-nous ici ? Eh bien, de la première intéressée : l’Afrique centrale dans sa globalité, car les pourparlers qui ont commencé ce mercredi à Libreville ont lieu sous l’égide de la Communauté Économique des États d’Afrique Centralle (CEEAC). Cette Communauté, créée en 1983 à Libreville au Gabon, et composée de 10 États membres (la République d’Angola, la République du Burundi, la République du Cameroun, la République Centrafricaine, la République du Congo, la République Démocratique du Congo, la République Gabonaise, la République de Guinée Equatoriale, la République Démocratique de Sao Tome & Principe et la République du Tchad), reconnue par l’Union africaine, ne se contente pas d’assurer une coopération dans les domaines économiques et sociales entre les États d’Afrique centrale, mais elle agit aussi comme un gardien de la paix. Ainsi la CEEAC présente-t-elle sur son site ce rôle particulier qui semble à première vue éloigné de sa vocation première en ces termes : « Du fait des troubles sociopolitiques et des conflits armés dans la majorité de ses Etats membres, la CEEAC s’est donné, outre ses missions traditionnelles de coopération et d’intégration régionale, celle de la promotion de la paix et de la stabilité en Afrique centrale, ainsi que celle de l’appui au processus électoral dans les Etats membres. » Souvent l’on prend ce genre de déclarations pour des pures pétitions de principe. Nous voyons aujourd’hui qu’il n’en est rien. En effet, les troupes rebelles s’étant approchées de Bangui, la capitale, la CEEAC a très rapidement décidé de mettre en place d’importantes troupes d’interpositions au niveau de la ville de Damara, à 75 km de Bangui, dissuasion sans laquelle nous n’en serions pas au temps des négociations aujourd’hui. L’Afrique du Sud, de façon plus contestée, a également déployé pas moins de 400 soldats en vue de « sécuriser la capitale » : le communiqué sud-africain poursuit ainsi : « Les quatre cents soldats aideront à renforcer les capacités de l'armée centrafricaine. Ils faciliteront la planification et la mise en œuvre des processus de désarmement, de démobilisation et de réintégration des rebelles. » L’Afrique s’ébranle, non pas pour s’entre-déchirer, mais pour préserver une paix fragile, à partir d’intérêts économiques très concrets. Comment l’Afrique a-t-elle, dans ce conflit, pris les choses en main ?
C’est d’abord le président de l’Union africaine, président béninois Thomas Boni Yali, qui engagea la médiation et conclut à un accord donnant lieu à des discussions – même si toutes les franges de la rébellion ne sont pas sur la même ligne à propos de ces discussions qui ont commencé mercredi 9 janvier. Mais c’est Sassou N’Guesso qui a désormais pris la relève, puisque François Bozizé, le 7 janvier, s’est rendu à Brazzaville pour préparer, en compagnie du président congolais, les négociations de paix commencées mercredi à Libreville – dont Sassou N’Guesso est le médiateur (http://www.brazzaville-adiac.com/index.php?action=depeche&dep_id=66492&oldaction=liste®pay_id=0&them_id=0&cat_id=2&ss_cat_id=97&LISTE_FROM=0&select_month=01&select_year=2013). Les discussions porteront d’abord sur la renégociation des accords de paix de Libreville signés entre 2007 et 2011 entre le régime et la rébellion qui sourdait déjà de façon menaçante (notons d’ailleurs que la renégociation de ces accords est depuis quelques années la revendication principale des différentes forces rebelles, accords perçus comme n’accordant pas assez d’autonomie aux forces locales de combattants). Ces discussions, qui porteront principalement sur des questions locales, ne peuvent être véritablement comprises et encouragées que par les pays centrafricains eux-mêmes, habitués de ces querelles régionales et au fait des enjeux locaux spécifiques à l’Afrique centrale. Envisager une intervention occidentale dans un conflit face auquel les pays africains semblent plus armés que jamais serait une erreur qui pourrait coûter cher.
L’indépendance est à ce prix : un continent qui sait, au nom même de ses intérêts politiques et économiques, préserver une paix encore fragile, est un continent qui prend son destin en main. Prétendre, au nom d’un désintéressement pourtant bien suspect, s’ingérer dans des affaires dont les Africains, et singulièrement les Centrafricains, ont une profonde expérience, serait non seulement une erreur politique, mais aussi une faute morale. La paix ne peut venir que de l’Afrique, de ses intérêts et de ses décisions. Bien entendu, l’Europe a le devoir d’observer avec attention ce qui se passera à Libreville les prochains jours : mais intervenir, ce serait malmener un processus qui commence à démontrer de jour en jour à la fois son efficacité et son inévitable fragilité, tant les conflits sont encore enracinés dans la pratique politique centrafricaine.
Il est intéressant de noter que la force apaisante est ici une force économique, la CEEAC. C’est un fait lourd de sens : Benjamin Constant décrivit fameusement comment le commerce tendait de plus en plus à se substituer aux conflits armés. L’Afrique en montre des signes clairs : on ne fait pas la paix d’abord au nom d’abstractions, au nom d’idéaux, si nobles soient-ils, mais on la fait au nom d’intérêts économiques : un continent en plein développement, qui a pris conscience de ses immenses potentiels, n’a qu’un seul intérêt : la paix à tout prix. C’est aussi tout le sens d’une véritable solidarité politique : la CEEAC symbolise l’idée selon laquelle les pays de cette région de l’Afrique ont un destin commun, qu’il ne peuvent se relever et s’émanciper économiquement qu’ensemble. Les pétitions de principes sont bonnes aux belles âmes qui assistent de loin aux événements essentiels qui se jouent ; mais l’Afrique a bien autre chose à faire : trouver des solutions concrètes à une situation dangereuse qui risque de mettre en péril la santé politique et économique de toute une région du monde.