« Was danach ? »
De retour de Strasbourg, c’est avec empressement que je prends la plume pour parler d’une exposition, itinérante, qui a fait halte au Palais de l’Europe, précisément au moment où Maurice Rieutord et moi-même nous y trouvions. Cette exposition a quelque chose de bouleversant, parce qu’elle part d’un regard plein de questions et d’innocence, celui d’un jeune lycéen luxembourgeois, visitant Auschwitz en 2009. Ce regard, encadré par son professeur de photographie, saisit alors les obscurités et les ombres du Stammlager et de Bikernau. Ce n’est qu’aujourd’hui que, reprises et retouchées par le jeune photographe Paul Klensch, ces photographies donnent à voir, mais aussi à sentir, à entendre, de ces lieux de désolation, construits, aménagés, conçus afin non pas de rentabiliser un travail forcé qui de toute manière ne servait à rien, mais pour fabriquer des cadavres avec l’esprit de rentabilité le plus mécanique. Simple lieu, aux apparences et au fonctionnement industriel, où gît la plus haute souffrance européenne des temps modernes. Notre histoire, d’une certaine manière, commence et finit tout à la fois entre ces murs là.
Au moment où je visitais cette exposition au Conseil de l’Europe, il y avait une polémique en France autour d'un humoriste négationniste. Morceau choisi de ce que cet humoriste dit lors dans ses spectacles : « Moi je ne prends pas partie, pendant la guerre, entre Juifs et Allemands… Qui a volé qui ? j’ai ma petite idée… » Des propos qui ne peuvent que susciter l’indignation, voire même la colère, quoiqu'on pense de la réponse politique et juridique à apporter. Et pourtant, devant ces photographies, cette colère disparaissait, n’avait plus aucun poids. Car la force de ces images, qui donnent à entendre le silence le plus absolu, écrase tout, et donne à l’Europe tout le poids de sa mémoire.
Comment ignorer, en plein Palais de l’Europe, que c’est bien, avec Auschwitz, de la mémoire européenne tout entière qu’il est question ? car cet événement ne détermine pas seulement ce qui vient après lui, les 70 années qui nous séparent de la libération des camps ; il rayonne sur toute l’histoire, l’histoire universelle, et donne à penser tout autant notre passé que notre avenir. Car l’Allemagne, désormais, est notre ami indéfectible, celui sans qui l'Europe ne pourrait avancer. Robert Schuman l’avait bien compris, qui ouvrait son discours du 9 mai 1950 par ses quelques mots : « En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d'une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre. / L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne. » La solidarité dont il était question, bien sûr, consistait en une solidarité économique, une solidarité de « production » : « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. » Pourquoi ces paroles, célébrissimes, me sont-elles revenues alors que je parcourais cette exposition ? Parce que Robert Schuman fut l’un des responsables politiques les plus immédiatement conscients de l’effroyable catastrophe qui touchait le peuple juif, dès 1942.
Dom Pierre Basset, L’abbé de l’abbaye Saint-Martin de Lugaget, près de Poitiers, rapporte une stupéfiante conversation avec Robert Schuman, datée de juillet 1942. L’abbaye de Lugaget était alors une étape importante pour le passage (ou l’évasion) de la ligne de démarcation entre zone occupée et zone libre. Or, Schuman passe cette ligne le 13 août 1942 à 50 km de Poitiers, à Montmorillon, non loin de Lugaget, où il s’était caché à partir du 3 août au terme d’un étonnant périple. Malgré le fait que l’abbaye fût étroitement surveillée par les autorités allemandes installées à la Mairie de Ligugé, c’est donc le 3 août que la femme du Préfet-Délégué de la Vienne conduit l’évadé de Neustadt, recherché par toutes les polices allemandes, en voiture à l’abbaye. A l’arrivée, c’est la première rencontre avec Dom Pierre Basset, figure centrale des activités résistantes de l’abbaye : Robert Schuman y sera donc caché jusqu’au franchissement clandestin de la ligne de démarcation à Montmorillon.
Pendant les 10 jours de « pensionnat », l’abbé et l’avocat parleront chaque jour, et le premier notera avec une étonnante précision les propos du grand homme qu’il cachait. Robert Schuman lui dira en avril 1948, lorsque, Président du Conseil, il lui remettra personnellement la légion d’honneur : « Vous veniez me voir longuement chaque jour et jamais vous ne repartiez sans me laisser les paroles qui m’étaient la mesure de la paix. Dans cette atmosphère religieuse que j’ai partagée avec vous, j’ai trouvé le réconfort et les forces qui m’ont permis de conduire les actes de ma vie. » C’est dire l’importance de ces conversations. Or, je le disais, l’une d’elle est stupéfiante. En effet, Schuman souligne alors à Dom Basset que « les Juifs sont systématiquement exterminés » ; qu’il « n’y a plus de Juifs en Ukraine. Hommes, femmes, et enfants ont été séparés et enlevés », « transportés vers des camps de concentration », souvent « sans eau et sans nourriture », « laissés pour morts de faim et de froid ». Il mentionne des méthodes qu’on reconnaît maintenant être celle des Einsatzgruppen et de l’extermination « par balles ». C’est sans doute là l’un des premiers témoignages attestés de ce qui se joue en Europe de l’Est.
Que l’homme qui prononça le discours fondateur du 9 mai fût si précocement parfaitement conscient de la tragédie qui touchait le peuple Juif, l’extermination (et non pas seulement les persécutions dont on pouvait s’aviser dès 1933), voilà une information qui donne tout son sens à l’objectif de réconciliation qui était celui du discours. Se réconcilier avec l’Allemagne, ce n’est pas oublier, mais préserver l’Europe de l’inhumanité, celle de la revanche. On sait que la rhétorique hitlérienne reposait sur le traité de Versailles et l’humiliation subie alors par l’Allemagne. En investissant le plan économique pour reconstruire une amitié durable, Schuman rusait : les intérêts bien compris seraient un socle plus solide que la croyance dans la bonté humaine, croyance ébranlée dès 1942, lorsqu’il rapportait les atrocités de l’extermination « par balles » au Père Basset.
Cependant, le grand chrétien qu’était Schuman ne pouvait aussi que croire dans cette bonté, espérer dans l’avenir, dans l’homme. J’ai vu la réalisation de cet espoir dans ce regard d’étudiant sur le camp d’Auschwitz. En le croisant à celui, incroyablement précoce, de Schuman sur les prémisses de l’extermination, on saisit à quel point l’Europe est encore hantée par cette mémoire, et à quel point elle doit l’affronter, la faire sienne, la questionner inlassablement, sans oublier de construire, et sans l’oublier. Au contraire, elle doit répondre à cette mémoire, et c’est en lui répondant qu’elle en répondra.