Les trois tournants de l’euroscepticisme.
L’Euro a toujours été fragile : alors même qu’il commençait d’être mis en circulation – des voix politiques et journalistiques s’élevaient. Bien avant les contestations qui s’élevèrent bruyamment à l’occasion du référendum sur le « Traité établissant une constitution pour l’Europe », l’euroscepticisme trouvait des défenseurs rigoureux et tout à fait pertinents (tant qu’il est vrai qu’une critique constructive peut apporter beaucoup à une position adverse) , et pas seulement dans les seuls marges de l’échiquier politique : Philippe Seguin, ou encore Jean-Pierre Chevènement, - voici des noms qui symbolisent une forme d’opposition raisonnable au projet de monnaie unique prévu par le traité de Maastricht. Philippe Seguin, notamment, n’avait pas hésité à s’opposer à l’ensemble du RPR et plus largement aux convictions de la famille gaulliste afin de vilipender une « Europe sans les peuples » et de défendre, non pas une France isolée, mais une Europe populaire, qui – au lieu de la voie parlementaire – passeraient par le chemin du référendum direct. Ces oppositions provenant de la rive que nous pourrions appeler « rationaliste », certes aussi motivées par la fibre souverainiste, n’étaient pas sans forces, et ont concouru à un dialogue fécond avec les Européistes. Elles se faisaient explicitement au nom de l’Europe et de ses valeurs, et même les positions fédéralistes n’ont jamais négligé de tendre l’oreille vers de telles conceptions qui avaient pour elles le calme du raisonnement et le bon sens populaire. En somme, des positions européennes divergentes, non pas des positions anti-européennes.
Or un premier tournant s’opéra lors du référendum voulu par Jacques Chirac à propos du « Traité établissant une constitution pour l’Europe ». Alors, la position, certes influente, mais néanmoins largement minoritaire, de Philippe Séguin, gagna parmi tous les bords politiques une large palette d’acteurs : au nom du peuple, au nom de la méfiance à l’égard du « plombier polonais », un tel traité devenait de plus en plus menaçant, d’une part à cause de son « illisibilité », mais surtout à cause de l’absence du citoyen dans la chaîne de décision. Il ne s’agit pas d’un tournant à cause de l’issue négative, mais à cause de l’extraordinaire essor des arguments des eurosceptiques au sein de familles politiques dites modérées. Et déjà, une discussion commençait parmi les économistes à propos du choix dit « libéral » d’une telle constitution, et désormais, l’Europe dans son projet fédéral, l’Europe dans sa construction même héritée des « Pères » – cette Europe devenait synonyme de libéralisme, voire – dans l’esprit de nombreux Français – d’ ultra-libéralisme, alors même que le texte même de la «Constitution » était fort éloigné d’une telle position.
Le troisième tournant est celui que nous vivons aujourd’hui même, dans la crise économique qui entraîne avec elle la totalité du projet européen. Le deuxième tournant avait déjà souligné les interventions des économistes plutôt contrastées. Le troisième voit des économistes eurosceptiques prendre la parole et cette parole largement diffusée. Jusqu’ici, la rationalité anti-européenne n’était pas majoritaire, même si elle s’acheminait vers cette majorité. Aujourd’hui, une certaine rationalité se réclame de l’euroscepticisme, appelant à la rescousse les chiffres et la logique. Et selon nous très paradoxalement, c’est désormais du côté de l’euroscepticisme que paraît s’être réfugiée la rationalité ! Jean-Jacques Rosa en est un bon exemple : économiste reconnu, libéral bon teint et conservateur modéré, donc peu marqué par les extrêmes, il se prononce pourtant pour la défaite de l’euro et un retour rapide (mais progressif) au franc : cet euroscepticisme se réclame d’un anti-fédéralisme appuyé et de conceptions manifestement raisonnables, tel un libéralisme sans outrances. Ces économistes et intellectuels (pensons aussi à Emmanuel Todd) n’ont pas adopté ces positions depuis la crise ; mais c’est la crise qui leur a donné plus que jamais la parole, et donné à cette parole un poids et une crédibilité qu’elle ne connaissait pas jusqu’à présent. Alors, voter contre l’Europe n’est plus une contestation : c’est une adhésion prétendument rationnelle à des positions antagonistes au fédéralisme intimement lié à la monnaie unique. Le coup de grâce est donné : alors même que l’Europe sert justement à régler les marchés et donner aux nations des outils de régulation puissants et cohérents, elle est désignée comme l’apôtre de l’ultra-libéralisme et la responsable de la crise. Incroyable tournure des évènements ! Or, une telle vision ne saurait devenir majoritaire parmi la communauté des experts, et si elle tendait à l’être, ce ne serait pas sans une bonne dose idéologique (à l’insu même de ses acteurs !). Car les défauts si souvent reprochés de l’euro sont à maints égards d’indéniables qualités. L’euro est fort dit-on : certes, le danger advient lorsqu’une nation faible s’introduit dans la zone euro pour profiter de cette évaluation de la monnaie (et c’est la raison pour laquelle les critères d’entrée dans la Zone doivent rester très exigeants sur le plan strictement économique) ; c’est donc qu’il y a une attractivité économique de l’euro. Certes celui-ci demeure trop fort : mais l’assouplissement monétaire garanti par une baisse des taux d’intérêt annoncée par Mario Draghi (ce qui représente d’ailleurs la première mesure forte de son mandat) doit rassurer la Communauté sur ce point comme sur de nombreux autres. Si la crise est commune (elle l’eût été tout autant sans l’euro !), la solution l’est aussi. Affirmer que la Crise est une crise de l’Euro, c’est tout simplement faire preuve de désinformation, et oublier que le mouvement même de cette crise prend sa source dans une crise du dollars liée à la question du crédit et à la spéculation financière aux USA ! L’euro n’est pas au mieux, mais à quelle situation eussions-nous dû faire face sans l’euro, avec une monnaie fragile et incapable de répondre à grande échelle aux défis de l’incertitude des marchés ? sans doute une catastrophe bien plus grande encore. Où est l’ultra-libéralisme dans une politique monétaire commune et responsable, protégeant les membres de la Zone et contribuant à harmoniser encore davantage leurs situations ? C’est justement cette responsabilité communautaire par le biais des institutions européennes qui dément le diagnostic par ailleurs pertinent et intéressant des souverainistes : loin de détruire la souveraineté des nations, la Zone euro a donné aux nations, et en particulier à la France, l’opportunité de prendre sa part de responsabilité et pourquoi pas de jouer le rôle d’éclaireur, main dans la main avec l’Allemagne, voire d’anticipateur. On le voit aujourd’hui, où la France continue de jouer un rôle absolument central sur le plan européen, proposant des mesures concrètes et ambitieuses qui finalement l’emportent. C’est là une sorte de grandeur nationale retrouvée, non pas aux dépens de l’Europe, mais pour l’Europe, avec l’Europe, et grâce à elle. L’Europe donne aux nations leur véritable potentiel et force de réalisation.
Dans toute situation de crise, il faut un bouc émissaire, une entité qui symbolise la totalité des maux et qui prend toute la responsabilité des évènements. Aujourd’hui, ce bouc émissaire s’appelle l’Europe. Alors même que cette dernière est le rempart, elle est désignée comme le coupable. Nous ne pouvons nous empêcher de verser dans une certaine inquiétude de voir ainsi la seule issue possible à la crise en devenir l’unique responsable.
Florence Gabay, Vice-Présidente déléguée générale pour la culture et le mécénat